12 janvier 2011

L’Art du Camouflage

La Tunisie excelle dans l’art du camouflage. Nous sommes incontestablement les maîtres du beau. Mais, alors que le camouflage militaire revêt des teintes verdâtres se confondant à la couleur du paysage, le nôtre arbore une couleur beaucoup moins discrète et quasiment omniprésente. Je me demande d’ailleurs pourquoi ce cher Bernard De la Villardière, qui sillonne le monde depuis plusieurs années en nous exhibant impudiquement les faces cachées de villes paradisiaques, n’a-t-il pas eu jusque là l’idée de venir visiter notre beau pays. Car, pour employer ses expressions devenues légendaires, sous les charmes et l’attrait de ce pays touristique se cachent des réalités beaucoup plus sombres, honteuses et immorales.

Mais, voyez-vous, le tunisien est un être fier qui a acquis, de gré ou de force, la capacité à camoufler sa misère aux yeux de ceux qu’il considère comme sa seule source de revenus : les étrangers. Que ce soit pour le tourisme, l’industrie, l’agriculture ou les services, l’économie tunisienne a tissé des liens ombilicaux avec l’étranger, et plus particulièrement les pays d’Europe, dont elle tire un profit vital. Les tunisiens aiment à se présenter comme un peuple chaleureux et accueillant, et l’on nous présente d’ailleurs très bien comme tels. La Tunisie c’est l’exotisme, c’est le beau temps, c’est le farniente, c’est les souks, c’est la plage, c’est les dattes, c’est le jasmin, c’est le thé à la menthe, c’est le sourire, c’est le bonheur…
Cette image carte-postalistique du pays n’est pas une chose innée. Elle est le fruit d’un travail acharné, mené par une société secrète, une sorte d’Anonymous, qui nous inculque depuis notre plus tendre enfance nos valeurs et notre valeur. Tout dans notre pays, dans nos médias, dans nos publicités, dans nos activités, ne cesse de nous rappeler combien nous sommes heureux et combien nous devons être reconnaissants de vivre dans ce pays. D’ailleurs, le monde entier ne nous jalouse-t-il pas ce soleil omniprésent, cette prospérité économique et cette stabilité politique. OUI ! Nous sommes des élus de Dieu, un peuple privilégié, béni, et il ne nous viendrait aucunement à l’idée de remettre en cause tout cela, au risque de passer pour des ingrats.

La plupart des gens croient à ce conte sorti tout droit de l’imagination des frères Grimm, d’ailleurs j’en fais partie, préservée que je suis –merci– de cette misère obscène existant dans certaines villes de mon pays. Car, vais-je le nier, je n’ai et n’aurai probablement jamais, aucune raison d’aller visiter une ville comme Sidi Bouzid ou Kasserine, et encore moins Thala. Si l’on n’y vit pas, ces villes ne présentent aucun attrait possible. Elles ne sont ni proches du désert, ni proches de la mer. Elles sont une anomalie, une erreur de la nature, un fils difforme dont on a honte d’avoir accouché. Et ça, même Bourguiba l’avait compris. De son temps déjà, il les méprisait violemment, n’aimant pas, disait-il, leur mentalité. De ces villes, sortent parfois des voix réclamant une attention qu’on ne leur donne pas. Peut-être leur voix n’a-t-elle jusque là pas assez porté, ou peut-être les a-t-on entendus mais pas écoutés. Je ne le sais point. Moi, en tout cas, j’aurais toujours l’excuse de dire que je ne savais pas.

Aujourd’hui, La Tunisie est nue face au monde entier. Et les autres pays découvrent, effarés, étonnés ou prétendant l’être, les difformités de son corps, trop longtemps caché dans un Safsari en soie. Et même si, encore et encore, dans une sorte d’acharnement thérapeutique, on continue à rappeler au monde, dans des discours et des reportages, la seule vérité vraie de ce pays, les étrangers découvrent ce que nous, tunisiens, vivons comme une évidence et en rions parfois dans les cafés bondés. Ils découvrent une réalité qui dépasse les fleurs et autres arbustes exotiques déposés avec soin lors d’une visite officielle de président étranger, et enlevés le jour même de son départ. Ils découvrent que le tunisien, drôle et riant, ôte la nuit son masque de clown, se démaquille et pleure en secret chez lui. Ils découvrent que derrière cette fierté apparente se cache la frustration d’une liberté longtemps tue. Ils découvrent que le tunisien a soif de valeurs universelles primaires telles que sa dignité et sa liberté de s’exprimer. Qu’il ait à les réclamer de cette façon est totalement inadmissible, mais c’est un adolescent boutonneux, il a 15 ans (23 en fait…) et il fait sa crise.
Il est, d’ailleurs, for intéressant de noter que dans ce pays où Internet subit une censure des plus importantes dans le monde, cette révolte ait pris les proportions que l’on connaît aujourd’hui grâce, justement, à ce moyen de communication. La révolte naît toujours d’une frustration. Dans ce pays, où les gens n’ont aucun moyen d’exercer leur devoir citoyen, à moins d’être peu chatouilleux, le tunisien découvre une autre façon de faire passer ses vérités, qu’elles soient bonnes ou mauvaises à dire. Et c’est là que l’art du camouflage devient totalement désuet, car sur Internet, le tunisien se sent –pour le moment– intouchable, lui-même pris dans une envolée exaltante d’informations tourbillonnant autour de lui, et l’emportant sur le terrain, appelé à tort, cyber-dissidence ou cyber-résistance.